8. Le genre de personne qu’il faut être

– Alors, content d’être de retour parmi nous ?

Paul était perché sur une table de pique nique, devant l’épicerie. Il buvait un café en attendant Riley. Mais c’est Ethan qu’il croisa à la place.

– Mm ! ça va, répondit il, le nez plongé dans son gobelet.

– Ça faisait un moment, hein ?

Ethan s’assit au bout de la table, bien que Paul ne l’y ait pas encouragé. Il paraissait bronzé et sûr de lui, mais ce n’était qu’une apparence trompeuse.

– Quelques années.

– Ça fait beaucoup à ton âge. Qu’essayait il de lui dire ?

– Ouais, si on veut, répondit il évasivement. Ethan était le premier adulte envers qui Paul avait fait preuve d’insolence, et c’était devenu une sorte de réflexe. À dix ans, il avait été effaré de découvrir les faiblesses et les erreurs des adultes qui l’entouraient. Riley aussi s’en rendait compte, mais elle oubliait vite, alors que tout restait gravé dans l’esprit de Paul. A l’époque, il avait apprécié la sensation de pouvoir que cela lui donnait. Et en même temps, il avait détesté. Il en abusait, tout en rejetant l’idée.

– Riley m’a dit que vous alliez pêcher ce matin.

Paul hocha la tête, conscient qu’il espérait sûrement être invité.

Ethan était bel homme. Il était drôle. Il savait imiter les accents et les célébrités. Il pouvait passer la journée à parler avec l’accent russe et le lendemain rouler les r à la manière des Écossais. Riley, Paul et Alice poussaient les hauts cris alors qu’en réalité, ils adoraient ça. Il était nul en cuisine et s’en vantait malgré tout. Il était facilement malheureux mais jamais pour longtemps. Quand Judy n’était pas là, il leur servait une troisième boule de glace. Il avait appris à ses filles à faire du skateboard, du surf et à pêcher.

À une certaine époque, Paul se regardait parfois dans la glace en se demandant s’il aurait les mêmes cheveux que lui quand il serait plus grand. Il s’entraînait à imiter les accents. Chaque fois qu’il se projetait dans le futur, il essayait d’imaginer son père, mais c’était en général Ethan qui lui venait à l’esprit.

Ethan était certes doué pour le bonheur, mais à long terme, ce n’était pas le modèle idéal pour un enfant. Il n’était pas lui-même, il vivait au-dessus de ses moyens, et pas seulement au sens financier du terme. C’était ce que Paul avait fini par comprendre. Les morts font de meilleures idoles que les vivants.

Et pourtant, malgré ses beaux principes, Paul avait du mal à ne pas l’aimer. Alors que, vis-à-vis de sa mère, c’était l’inverse.

Paul repensa à la scène sur la plage, la veille. Il pensa à Alice, et se sentit tout honteux. Il ne voulait pas avoir de telles pensées. C’était une faiblesse qui le conduirait à comprendre ceux qui se laissaient diriger par leurs désirs, à l’image d’Ethan. Et il n’avait aucune envie de le comprendre.

Ethan le regarda, plein d’espoir. Comme s’ils pouvaient parler d’homme à homme, maintenant. Comme s’ils pouvaient être amis.

  

Alice avait délibérément choisi de le rejoindre dans sa chambre. C’était un endroit neutre, vide de souvenirs et d’enjeux.

Ils n’y allaient jamais, avant. Elle avait beau être sur l’île, elle avait un statut d’ambassade – située dans un pays, mais appartenant à un autre.

Une partie d’elle-même, une grande partie, voulait savoir. La réponse n’était pas ce qui comptait le plus, elle voulait simplement savoir.

Elle hésita cependant un moment avant de franchir la porte. Est ce qu’il frappait, lui, lorsqu’il venait chez elle ? Est ce qu’il attendait qu’on lui ouvre ?

Paul ?

– Je suis en haut.

D’une main moite, elle repoussa une mèche de cheveux derrière son oreille. Elle avait la chair de poule alors qu’il faisait facilement 27°C. Elle monta les escaliers à pas lents.

– Salut, fit elle en s’arrêtant au seuil de sa chambre, soudain intimidée.

Il se tourna vers elle. Pas entièrement, juste la tête.

– Ça avance ? demanda-t-elle.

Il se renfonça dans son fauteuil de bureau.

– Je travaille sur la Critique de la raison pure de Kant. J’ai une page et demie à analyser et ça me paraît aussi clair que le serait un article du New York Times pour le chien de ma mère.

Elle laissa échapper un petit rire. Autrefois, elle trouvait tout à fait charmant son sens de l’autodérision, mais elle avait compris que c’était aussi une manière de se glorifier de ses défauts. Il avait beau s’en plaindre, il en était fier. En revanche, ses véritables faiblesses, il les taisait.

– Alors, aujourd’hui, tu écris ou tu effaces ?

– J’écris. C’est la nuit que j’efface.

Elle le dévisagea attentivement. Il ne paraissait pas se souvenir de ce qui s’était passé sur la plage.

– J’ai l’impression que tu effaces aussi le jour.

Il semblait méfiant. Il aimait briser les barrières qui les séparaient, tant qu’il en prenait l’initiative. Elle était censée suivre le mouvement sans poser de questions, faire un pas en avant quand il le lui demandait, et oublier quand il voulait qu’elle oublie.

– Que veux tu effacer s’il n’y a rien ? répliqua-t-il.

Elle tressaillit. Elle aurait mieux fait de se taire.

– Parce qu’il n’y a rien ? insista-t-elle.

Il fixa l’écran de son ordinateur, puis secoua la tête lentement en se tournant vers elle :

– Rien de neuf.

Tremblant de frustration, elle lui lança un regard noir. Parfois, elle avait l’impression qu’un lien profond les unissait, parfois, en sa présence, elle se sentait complètement seule – comme si ce lien n’était que le fruit de son imagination.

– Il va falloir que tu te débrouilles sans ta licence, alors ?

Il plissa le front.

– Peut-être.

– De toute façon, les diplômes universitaires, c’est pour les minables.

– Arrête, Alice.

Elle avait bien l’intention de s’arrêter. De partir, de le planter là et d’éviter de croiser son chemin pour le restant de ses jours. Mais elle n’arrivait pas à s’y résoudre.

– Qu’est ce que ça signifiait, pour toi ?

Il se tenait tout raide, le regard dans le vide. Quelle plaisanterie, elle qui était venue dans l’idée de le séduire.

– Qu’est ce que quoi signifiait ?

– Tu ne sais pas ?

– Tu n’as qu’à me le dire.

Son expression était en contradiction avec ses mots. Il n’avait aucune envie qu’elle lui dise quoi que ce soit.

Faisait il exprès de la torturer ? Parce qu’il la méprisait ? Et si oui, pourquoi ?

Au désespoir, elle risqua le tout pour le tout. Elle voulait savoir où tout cela menait.

– Hier soir, sur la plage, on était bien tous les deux ? Ou bien n’y avait-il que moi ?

Il était acculé. Il aurait bien claqué la porte, sauf qu’il était chez lui. Elle commençait à comprendre l’intérêt de faire une scène chez quelqu’un d’autre.

Il haussa les épaules.

– J’avais trop bu. Si je t’ai donné de fausses idées, j’ai eu tort.

– De fausses idées ? Oui.

Elle avait envie de lui jeter son ordinateur à la tête. Plus elle s’énerverait, pire ce serait. Elle le savait parfaitement. Mais parfois on a beau savoir, ça ne change rien.

– Tu es un beau salaud, Paul. Ou alors un imbécile. Mais ça, j’en doute.

Elle claqua la porte derrière elle, alors qu’elle était ouverte à son arrivée.

Lorsque Paul entendit du bruit en bas le lendemain soir, son cœur s’emballa. Il était en train de bosser, ou plus exactement en train de pester sur son mémoire, en ne souhaitant qu’une chose : qu’Alice revienne. Il aurait aimé qu’elle fasse irruption dans sa chambre vêtue du short en jean qu’elle mettait quelquefois. Il aurait voulu qu’elle fasse le chat qui s’étire sur son lit, comme l’autre jour. Même si elle restait tournée vers la fenêtre sans jamais le regarder. Même si elle lui posait des questions, ça ne le dérangerait pas. Il répondrait, promis – et honnêtement, cette fois. Même si elle ne disait rien du tout, il s’en fichait. Il aurait tellement voulu retourner en arrière.

Qu’elle vienne le voir, ça lui suffirait. Quoi qu’elle dise, il réagirait différemment, si seulement elle venait.

Et, soudain, il avait entendu la porte s’ouvrir et le vent s’engouffrer dans la maison.

Paolo ?

Brisé dans son élan, son cœur était retombé comme un pétard mouillé. Elle arrivait toujours sans prévenir. C’était l’une des raisons pour lesquelles il ne se sentait pas à l’aise dans cette maison, les ennuis lui tombaient toujours dessus sans prévenir.

Il constata en descendant l’escalier qu’elle était venue seule. C’était déjà ça.

– Paolo.

Elle l’embrassa deux fois sur une joue et trois sur l’autre.

– Comment ça va ? lui demanda-t-il, espérant qu’elle ne remarquerait pas la déception qui perçait clairement dans sa voix.

– Il y avait une circulation terrible. L’autoroute de Long Island est fermée, tu sais. Le bateau taxi s’est arrêté à Fair Harbour, puis à Saltaire avant de venir ici. On paie une fortune et ce n’est même pas direct !

Ah oui !

– Regarde toi !

Elle réussit à lui planter un sixième baiser sur la joue. Elle était contente. La dernière fois qu’elle l’avait vu, c’était à Fresno, en Californie, avec ses cheveux longs et sa barbe florissante.

– Comme tu es beau, caro mio !

Il entendit une symphonie de vibrations et de sonneries de portable en montant ses sacs au premier étage. Il essaya d’imaginer comment seraient ses cheveux si elle les laissait un peu naturels. Bruns et frisés comme autrefois. Une longue chevelure indomptable, sans doute l’une des choses parmi tant d’autres que ses beaux parents détestaient. Si seulement ils la voyaient aujourd’hui, quelle ne serait pas leur surprise. Avec son petit carré blond comme toutes les dadames de Park Avenue, elle aurait facilement pu déjeuner avec les amies de sa grand mère. Si seulement ils avaient eu confiance. Mais c’était trop tard, maintenant. Ils la détestaient plus que jamais. Et depuis, elle leur avait fourni des raisons de le faire.

Combien de temps allait elle rester ? C’était la seule question qui le préoccupait. Elle n’aimait pas aller à la plage. Elle n’aimait plus cet endroit ni les gens qui y vivaient. Elle n’aimait pas l’odeur de la mer, l’humidité, et le sel corrosif dont l’air était imprégné. Elle n’arrêtait pas de se plaindre. Il n’y avait pas un restaurant où manger correctement. Pas une boutique où s’acheter des chaussures. Elle détestait tout ce qu’il aimait. Il le savait. Et pourtant, il se sentait le devoir de lui faire passer un bon séjour, il ne pouvait s’en empêcher.

– Conte sono le ragazze ? demanda-t-elle en jetant un coup d’œil dans la direction de chez Alice et Riley. Elles sont encore là ?

– Oui, elles sont là.

– La madré ? Il padre ?

Paul regarda la baie vitrée où les vagues majestueuses venaient se briser, enfermées dans leur cadre au milieu du mur, tel un tableau à vendre, réduites à l’état de vulgaire objet marchand.

– Ils vont bien. Ils ne changent pas.

– Tu les as croisés ?

– Bien sûr, ils sont juste à côté.

– J’ai hâte de voir ce qu’est devenue ta petite protégée. La bella.

Sa mère portait un intérêt tout personnel à la beauté. Elle n’allait pas être déçue par Alice, pensa-t-il avec une fierté mêlée de tristesse.

Il la regarda claquer bruyamment les portes des placards, cherchant quelque chose dans la cuisine.

Elle était très élégante, il fallait bien le reconnaître. Et harnachée d’accessoires et de bijoux : colliers, broches, bracelets, écharpe, boucles d’oreilles sophistiquées, gros cailloux aux doigts. Il fut frappé de remarquer à quel point cette quincaillerie alourdissait ses mouvements.

Sa mère exposait à tous les regards ces signes extérieurs de richesse et de réussite, mais il n’y avait rien de profond dans tout cela. Sa minceur, dont elle se glorifiait, était pour lui au contraire le résultat d’une vie de privations. Elle se parait de mille ornements, mais ne se nourrissait pas. Elle ne prenait soin d’elle qu’en surface.

– Paolo, on a toujours l’annuaire téléphonique ?

Elle voulait le numéro de l’épicerie et plus spécifiquement de l’annexe où ils vendaient de l’alcool.

– Tu veux passer commande ? demanda-t-il.

– Comment as-tu deviné ? répliqua-t-elle dans un accès de fausse pudeur.

– Ne t’en fais pas. Je vais aller te chercher ce qu’il te faut. De toute façon, j’avais un truc à acheter.

C’était faux, mais ça lui donnait une bonne excuse pour sortir prendre l’air.

Elle griffonna une liste, qu’il n’eut même pas besoin de consulter.

– Je voudrais aussi le numéro du bateau taxi pour réserver mon retour.

– Tu pourrais prendre le ferry.

– Demain, c’est samedi. Il va y avoir un monde fou.

– Tu repars demain ?

Il était ravi de l’apprendre, et en même temps un peu vexé. Elle avait prévu de repartir avant même d’avoir posé ses valises. Sa mère était comme ça. Elle aurait fait le tour du monde pour le voir, mais dès qu’elle l’avait retrouvé, elle n’avait qu’une seule idée en tête : repartir.

Il prit le chemin de planches, tournant le dos à l’océan, ne pensant qu’à Alice. Cela faisait plus de vingt quatre heures qu’il ne l’avait pas vue.

Il avait vécu des années à l’autre bout du pays, mais ici il ne pouvait pas passer une journée sans elle. Et surtout pas quand sa mère était là.

Lia ne cadrait plus du tout dans le décor. Il avait du mal à l’imaginer ici, même quand elle se tenait juste sous son nez. Mais autrefois, elle avait dû y avoir sa place. Elle avait dû faire l’effort.

Elle passait peu de temps à New York maintenant. Elle avait pris un appartement à Rome, mais elle le trouvait trop bruyant. Elle allait d’un endroit à l’autre, et y restait de moins en moins longtemps. Seuls les endroits qu’elle ne connaissait pas ne l’avaient pas encore déçue.

D’une certaine façon, elle n’était jamais nulle part. Elle était plus heureuse en transit, où le passé ne pouvait la rattraper et où le présent n’avait pas d’importance. Et il en serait ainsi, supposait il, tant qu’elle continuerait à croire que l’avenir serait meilleur.

  

– Ce sont de vrais connards, Paolo.

Il aurait dû aller se coucher après la première bouteille. Il aurait vraiment dû. Maintenant, il n’arrivait pas à se rappeler si elle parlait de ses derniers petits amis en date, de ses grands-parents ou du personnel d’un hôtel où elle avait séjourné récemment. C’aurait pu être aussi bien les uns que les autres. C’aurait pu être n’importe qui au monde.

Mis à part son père. Son père était le seul à ne jamais figurer dans le grand classement des connards de Lia. Peut-être fallait il mourir pour y échapper.

Autrefois, elle parlait anglais jusqu’à ce que, échauffée par la colère ou l’alcool, elle passe à l’italien. Désormais, c’était l’inverse. Paul se demandait si elle l’avait remarqué.

– Enfin, Paolo, tu ne peux pas imaginer. Tu ne peux pas savoir ! Vraiment ! Pourquoi ils ne font jamais ce qu’ils disent ?

Il secoua la tête. Il l’ignorait en effet.

– Les connards ! siffla-t-elle.

Il était conscient de toutes ses faiblesses : sa brusquerie, sa propension à la colère et au mépris, la mémoire trop souvent sélective, ses peurs. Sa tendance à trop boire. Il ne les connaissait que trop.

– Oh ! Paolo, ton père n’aurait jamais fait ce genre de choses. C’était un homme bien et il m’aimait.

Paul sentait que les larmes n’étaient pas loin. Les signes ne trompaient pas : de façon très prévisible, sa colère d’ivrogne laissait place à une mélancolie alcoolisée. Cependant, il n’y était jamais préparé.

– C’est juste que je… j’aurais voulu…

– Je sais, maman. Je sais.

– Si seulement il avait…

– Je sais.

– C’est cette maison, tu vois. Elle me fait penser à lui.

– Moi aussi.

– On était heureux, à l’époque. Il y avait lui, moi, et toi. Et on se fichait pas mal du reste. Tu te souviens ?

– Un peu.

Tout ce qu’on lui avait raconté avait presque entièrement étouffé les quelques souvenirs qui lui restaient.

Les mêmes questions le taraudaient sans cesse, mais il n’avait pas vraiment envie de creuser.

« Si on était tellement heureux, alors pourquoi ça s’est fini comme ça ? Que lui est il arrivé ? Comment a-t-il pu laisser une chose pareille lui arriver ? »

Et il avait envie de demander à sa mère : « Si tu étais si douée pour le bonheur à l’époque, comment se fait il que tu n’aies jamais réussi à être heureuse depuis ? »

Enfant, Paul croyait ce qu’on lui racontait. Mais il croyait aussi ce qu’il voyait. Il n’y pouvait rien. Que faire quand les deux ne correspondaient pas ?

Sa mère était allongée sur le canapé, le menton rentré dans le cou de façon fort peu gracieuse. Ses yeux se remplirent de larmes qui inondèrent son visage, emportant avec elles son rimmel noir. Son rouge à lèvres avait débordé et filé au coin de ses lèvres. Son visage paraissait las, fripé, vieilli. Elle avait le nez qui coulait, mais elle n’était pas en état de le moucher. Elle allait s’endormir là, sur le canapé. Arrivée à un certain degré d’abrutissement, elle allumerait la télévision et il l’entendrait « caqueter » toute la nuit.

– Pourquoi l’a-t-elle laissé faire ça ? avait-il un jour demandé à Judy lorsque le problème de drogue de son père avait commencé à le tracasser.

– Je crois qu’elle se droguait aussi, avait-elle répondu.

Il détestait quand Lia se mettait dans cet état. Elle le dégoûtait, elle lui faisait honte. Et il avait honte d’éprouver du dégoût.

Pire encore, il se sentait coupable. Il aurait pu mieux prendre soin d’elle. Qu’aurait dit son père ?

Il essayait de la plaindre. Cela semblait généreux. C’était une victime, elle s’était retrouvée veuve à vingt neuf ans ; haïe et rejetée par la famille de son défunt mari. Elle n’avait pas de famille de son côté, personne pour la soutenir. Et pourtant, il n’y parvenait pas. Pour lui, c’était le genre de personne à causer son propre malheur. Peut-être que si elle avait passé moins de temps à s’apitoyer sur elle-même, il y serait mieux arrivé. Mais en l’état actuel des choses, elle le faisait pour deux.

Pourquoi Lia dépensa telle autant ? Paul se moquait bien de l’argent en lui-même, qu’il rentre ou qu’il sorte, mais il ne supportait pas la façon dont elle l’exhibait, le dilapidait, le buvait, le flambait. Il ne supportait pas de penser aux sommes qui s’évaporaient en suites luxueuses, spas et jets privés.

Le père de Paul descendait d’une famille richissime et le fait que Lia ait hérité de millions de dollars rendait ses grands-parents à moitié fous. Ils employaient leurs forces déclinantes à essayer de les lui reprendre. Mais tous les biens de Robbie – une somme rondelette lui avait échu à la mort du dernier de ses grands parents en 1980 – étaient revenus de droit à Lia. Ils lui envoyaient des bataillons d’avocats gonflés à bloc, et elle ripostait en dépensant tant et plus.

C’était un combat stérile, un vrai gâchis, que Paul vivait comme une injure faite à la mémoire de son père. Même s’il s’était égaré en route, Robbie avait toujours été un idéaliste, un esprit libre – du moins aussi libre qu’on peut l’être avec l’éducation qu’il avait reçue. Il détestait le culte de l’argent et l’argent lui-même. Fervent défenseur des opprimés, des artistes affamés et des causes perdues, il n’avait jamais voté pour un candidat qui aurait eu une chance d’être élu. Il portait les mêmes sandales tous les jours, été comme hiver.

Tout cela, c’était Ethan qui le lui avait raconté, et non sa mère. Mais il se souvenait des sandales. En pleine crise d’adolescence, il l’avait interpellée sur tous ces sujets, et d’autres encore. Désormais, il n’essayait même plus.

De toute façon, que pouvait on y changer ? Lia n’avait plus que l’argent. L’argent et Paul. Et même si l’argent était certes plus docile que Paul, elle parvenait à utiliser l’un comme l’autre pour combattre ses grands-parents.

Elle se mit à ronfler. Paul lui prit son verre des mains et alla le déposer dans la cuisine. Dans une sorte de brouillard, il dénicha un plaid pour la couvrir. Quel beau couple ils formaient.

Ça n’aurait pas dû le toucher. Il connaissait sa mère. Mais il avait comme elle une capacité irrationnelle et illimitée à espérer des jours meilleurs. C’était son destin de fils. S’il se résignait à voir la vérité en face, il briserait le peu de liens qui les unissaient encore.